L’ŒUF.

Deux projecteurs illuminent la brume.

La manche à air est dirigée vers le bloc de Coban.

Il se creuse, se déforme, se résorbe, disparaît comme un halo qui s’efface.

Dans la salle de travail, les réanimateurs traversent un à un le sas de stérilisation, enfilent leurs blouses et leurs gants aseptiques, et nouent leurs bottes de coton.

Simon n’est pas avec eux. Il est auprès d’Eléa, dans la Salle des Conférences. Il est assis seul avec elle sur le podium. Devant lui, sur la table, le revolver qu’on lui a confié. Son regard surveille sans arrêt l’assistance. Il est prêt à défendre Eléa contre n’importe qui.

Devant elle sont étalés divers objets du socle, qu’elle a demandés.

Elle est calme, immobile. Les boucles de ses cheveux bruns aux reflets d’or sont comme une mer apaisée. Elle a mis les « vêtements » trouvés dans le socle. Elle a posé sur ses hanches quatre rectangles mordorés de cette matière soyeuse qui ressemble à de l’étoffe fine, fluide et lourde. Ils retombent jusqu’à ses genoux, et quand elle marche, ils se recouvrent et se découvrent, découvrent la peau et la recouvrent, comme des ailes, comme de l’eau mouvante au soleil. Elle a enroulé autour de son buste une longue bande de la même couleur, qui moule sa taille et ses épaules et laisse deviner sous l’étoffe les seins libres comme des oiseaux.

Tout cela tient par un nœud, une boucle, un passage en dessus-dessous, par un miracle. C’est à la fois très compliqué et simple, et si naturel qu’on pourrait penser qu’elle a dû naître avec, et que tous ceux et celles qui l’ont vue entrer et s’asseoir ont eu l’affreuse impression d’être vêtus avec des sacs de farine.

Elle a accepté de répondre à toutes les questions. C’est la première des séances de travail destinées à renseigner les hommes d’aujourd’hui sur les hommes d’avant-hier.

Le visage d’Eléa est glacé, ses yeux semblent des portes ouvertes sur la nuit. Elle se tait. Son silence a gagné toute l’assistance et se prolonge.

Hoover fait un bruit énorme avec sa gorge.

— Brrreuff dit-il... Eh bien, si on commençait ?... Le mieux serait de commencer par le commencement !... Si vous nous disiez d’abord qui vous êtes ? Votre âge, votre métier, situation de famille, etc. En quelques mots...

 

Mille mètres plus bas, l’homme nu a perdu sa carapace transparente et atteint une température qui permet de le transporter. Dans la brume brillante, quatre hommes boudinés de rouge, bottés, casqués de sphères de plastique, quatre hommes lents s’approchent de lui et se placent de part et d’autre de son socle. A la porte de l’Œuf, deux hommes veillent, mitraillette en main. Les quatre hommes dans la brume se baissent, glissent sous l’homme nu leurs mains gantées de fourrure, de cuir et d’amiante et attendent.

Devant l’écran du poste de la salle de travail, Forster, attentif, regarde leur image. Ils sont prêts. Il commande :

— Be carefull Softly !... One, two, three... Up !

En quatre langues différentes, l’ordre arrive en même temps dans les quatre casques sphériques. Les quatre hommes se redressent lentement.

Une lueur bleue fulgurante, mille fois plus puissante que celle des projecteurs, éclate sous leurs pieds, leur brûle les yeux, emplit l’Œuf comme une explosion, jaillit par la porte ouverte, envahit la sphère, monte dans le Puits comme un geyser.

Puis s’éteint.

Il n’y a eu aucun bruit. Ce n’était qu’une lumière. Sur le sol de l’Œuf, la neige n’est plus bleue. Le moteur qui depuis l’éternité fabriquait du froid pour maintenir intacts les deux êtres vivants qu’on lui avait confiés, à la seconde même où on lui a ôté sa dernière raison d’être, s’est arrêté, ou s’est détruit.

— Je suis Eléa, dit Eléa. Mon numéro est 3-19-07-91. Et voici ma clé...

Elle montre sa main droite, les doigts repliés, le majeur dégagé et courbé, pour faire ressortir le chaton de sa bague, en forme de pyramide tronquée.

Elle semble hésiter, puis demande :

— Vous n’avez pas de clé ?

— Bien sûr que si !... dit Simon. Mais je crains que ce ne soit pas la même chose...

Il sort son trousseau de sa poche, l’agite et le pose devant Eléa.

Elle le regarde sans y toucher, avec une sorte d’inquiétude mêlée d’incompréhension, puis fait un geste qui, aux yeux de tous, signifie : « après tout, peu importe », et elle passe à la suite :

— Je suis née dans l’abri de Cinquième Profondeur, deux ans après la troisième guerre.

— Quoi ? dit Léonova.

— Quelle guerre ?

— Entre qui et qui ?

— Où était votre pays ?

— Qui était l’ennemi ?

Les questions fusent de tous les points de la salle. Simon se dresse, furieux. Eléa met ses mains sur ses oreilles, grimace de douleur, et arrache l’écouteur.

— C’est parfait ! C’est très bien ! Vous avez réussi ! dit Simon.

Il tend sa main ouverte vers Eléa. Elle y pose l’écouteur.

Il fait signe à Léonova :

— Venez, dit-il.

Léonova monte sur le podium. Elle prend un grand globe terrestre posé sur le parquet et le pose sur la table.

— Vous savez bien qu’Eléa ne sait pas manipuler l’isolateur, dit Simon aux savants. Elle reçoit toutes vos questions à la fois ! Vous le savez ! Nous l’avions prévu ! Si vous ne pouvez pas respecter un peu de discipline, je serai obligé, en tant que médecin responsable, d’interdire ces séances !... Je vous demande de laisser Mme Léonova parler pour vous tous, et poser les premières questions. Puis un autre prendra sa place, et ainsi de suite. D’accord ?

— Tu as raison, garçon, dit Hoover. Vas-y, vas-y, qu’elle parle pour nous, la chère colombe...

Simon se retourna vers Eléa et, dans sa main ouverte, lui tend l’écouteur. Eléa reste un instant immobile, puis elle prend l’écouteur et le glisse dans son oreille.

 

L’homme est étendu sur la table opératoire. Il est encore nu. Les médecins, les techniciens masqués s’affairent autour de lui, fixent sur lui les électrodes, les bracelets, les brassards, les jambières, tous les contacts qui le relient aux appareils. Des coussins sont placés sous le bras droit à demi soulevé encore raide comme du fer et dont le majeur porte la même bague qu’Eléa. Van Houcke, avec des précautions de nourrice, enveloppe dans des paquets de coton le précieux sexe dressé en oblique. Malgré ses soins, il a brisé une mèche de poils frisés. Il jure en hollandais. La Traductrice se tait.

— Ça ne fait rien, dit Zabrec, ça, ça repoussera. Tandis que le reste...

— Regardez ! dit tout à coup Moïssov.

Il désigne un point de la paroi abdominale.

— Et là !... La poitrine...

— Et là !...

Le biceps gauche...

— Merde ! dit Lebeau.

Eléa regarde le globe, et le fait tourner avec perplexité. On dirait qu’elle ne le reconnaît pas. Sans doute les conventions géographiques de son temps n’étaient-elles pas les mêmes que les nôtres. Les océans bleus, peut-être ne comprend-elle pas ce qu’ils représentent, si, sur les cartes de son époque, ils figuraient par exemple en rouge ou en blanc... Peut-être le Nord était-il en bas au lieu d’être en haut, ou bien à gauche, ou à droite ?

Eléa hésite, réfléchit, tend le bras, fait tourner le globe, et sur son visage on devine qu’elle le reconnaît enfin, et qu’elle voit aussi la différence...

Elle saisit le globe par le pied et le fait basculer.

— Comme ça, dit-elle. Il était comme ça...

Malgré leur promesse, les savants ne peuvent retenir des exclamations étouffées. Lanson a dirigé le canon d’une caméra vers le globe, et son image s’inscrit maintenant sur le grand écran. Le globe déséquilibré par Eléa a toujours son Nord en haut et son Sud en bas, mais ils sont décalés de près de 40 degrés !

Olofsen, le géographe danois, exulte. Il avait toujours soutenu la théorie si controversée d’un basculement du globe terrestre. Il en avait apporté des preuves multiples, qu’on lui réfutait une à une. Il le plaçait plus tôt dans l’histoire de la Terre, et il le supposait moins important. Mais ce sont là des détails. Il a raison ! Plus besoin de preuves discutables : il a un témoin !

Un doigt d’Eléa se pose sur le continent Antarctique et sa voix dit :

— Gondawa !...

Sur le globe que Léonova maintient dans la position qu’Eléa lui a donnée, Gondawa occupe une place à mi-chemin du pôle et de l’équateur, en pleine zone tempérée chaude, presque tropicale !

Voilà qui explique cette flore exubérante, ces oiseaux de feu trouvés dans la glace. Un cataclysme brutal a fait tourner la Terre sur un axe équatorial, bousculant les climats en quelques heures, peut-être en quelques minutes, brûlant ce qui était froid, glaçant ce qui était chaud, et submergeant les continent de masses énormes d’eaux océanes arrachées à leur inertie.

— Enisoraï... Enisoraï... dit Eléa.

Elle cherche sur le globe quelque chose qu’elle ne trouve pas.

— Enisoraï... Enisoraï...

Elle fait tourner le globe entre les mains de Léonova. La grande image du globe tourne sur l’écran.

— Enisoraï, c’est l’Ennemi ! ...

Toute la salle regarde sur le grand écran tourner l’image où Eléa cherche et ne trouve pas.

— Enisoraï... Enisoraï... Ah !...

L’image s’arrête. Les deux Amériques occupent l’écran. Mais le basculement du globe les a mises dans une position étrange. Elles se sont inclinées, celle du nord vers le bas, celle du sud vers le haut.

— Là ! dit Eléa... Là il manque...

Sa main apparaît dans l’image tenant un traceur que lui a donné Simon. Le feutre du traceur se pose à l’extrémité du Canada, passe par Terre-Neuve, laissant derrière lui un large trait rouge qui s’avance jusqu’au milieu de l’Atlantique et va rejoindre, par un dessin accidenté, l’Amérique du Sud à la pointe la plus avancée du Brésil. Puis Eléa couvre de hachures rouges tout l’espace compris entre son trait et les côtes. Comblant l’immense golfe qui sépare les deux Amériques, elle fait de ces dernières un seul continent massif dont le Ventre emplit la moitié de l’Atlantique Nord. Elle laisse tomber le traceur, pose sa main sur la Grande Amérique qu’elle vient de créer, et elle dit :

— Enisoraï...

Léonova a posé le globe. Une houle d’excitation remue de nouveau la salle. Comment une telle brèche a-t-elle pu s’ouvrir dans ce continent ? Est-ce le même cataclysme qui a provoqué l’effondrement de l’Enisoraï central et le basculement de la Terre ?

A toutes ces questions, Eléa répond :

— Je ne sais pas... Coban sait... Coban craignait... C’est pourquoi il a fait construire l’Abri où vous nous avez trouvés...

— Coban craignait quoi ?

— Je ne sais pas... Coban sait... Mais je peux vous montrer...

Elle tend la main vers les objets posés devant elle. Elle choisit un cercle d’or, le prend à deux mains, l’élève au-dessus de sa tête et le coiffe. Deux petites plaques s’appliquent à ses tempes. Une autre recouvre son front au-dessus de ses yeux. Elle prend un deuxième cercle.

— Simon... dit-elle.

Il se tourne vers elle. Elle le coiffe du second cercle, et, d’un geste du pouce, abaisse la plaque frontale, qui vient masquer les yeux du jeune médecin.

— Calme, dit-elle.

Elle pose ses coudes sur la table et met sa tête entre ses mains. Sa plaque frontale est restée relevée. Elle ferme lentement ses paupières sur ses yeux de nuit.

Tous les regards, toutes les caméras sont braqués sur Eléa et Simon assis côte à côte, elle accoudée à sa table, lui droit sur sa chaise, le dos appuyé au dossier, les yeux bouchés par la plaque d’or.

Le silence est tel qu’on entendrait tomber un flocon de neige.

Et tout à coup Simon a un haut-le-corps. On le voit porter ses mains ouvertes devant lui, comme s’il voulait s’assurer de la réalité de quelque chose. Il se dresse lentement, il chuchote quelques mots que la Traductrice répète en chuchotant :

— Je vois !... J’entends...

Il crie :

— JE VOIS !... C’est l’Apocalypse !... Une plaine immense... brûlée vive !... vitrifiée !... Des armées tombent du ciel !... Des armes crachent la mort et les détruisent... Il en tombe encore !... Comme mille nuages de criquets... Ils fouillent le sol !... Ils s’enfoncent !... La plaine s’ouvre ! S’ouvre en deux... d’un bout à l’autre de l’horizon... Le sol se soulève et retombe !... Les armées sont broyées ! Quelque chose sort de terre... Quel... quel... quelque chose d’immense !... Une machine... une machine monstrueuse, une plaine de verre et d’acier... Elle se sépare de la terre, s’élève, s’envole, se développe... s’épanouit... elle emplie le ciel... Ah !... Un visage... un visage me cache le ciel... Il est tout près de moi ! Il se penche sur moi, il me regarde ! C’est un visage d’homme... Ses yeux sont pleins de désespoir...

— Païkan ! gémit Eléa.

Sa tête glisse dans ses mains, son torse s’abat sur la table. La vision disparaît dans le cerveau de Simon.

 

La nuit des temps
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